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Respect dû

 

Ils avançaient dans les tunnels tortueux aussi silencieusement qu’une brise, constamment sur leurs gardes. Chacun de leurs pas furtifs était suivi d’une pause vigilante. Les étudiants de neuvième année (la dernière année passée à Melee-Magthere) opéraient aussi souvent à l’extérieur de Menzoberranzan qu’en ses murs. Désormais ils n’avaient plus de bâtons à leurs ceintures, mais des armes d’adamantium, savamment forgées, cruellement affûtées.

Parfois, les tunnels se refermaient sur eux, à peine assez larges pour le passage d’un seul drow. D’autres fois, les étudiants débouchaient sur des cavernes si vastes que les murs et le plafond demeuraient hors de vue. Ils étaient des guerriers drows, entraînés à tous les types de terrain et à toutes les tactiques des différents ennemis qu’ils pourraient rencontrer.

Maître Hatch’net qualifiait ces exercices de « patrouille d’entraînement » ; il avait averti ses étudiants qu’ils pourraient rencontrer au cours de ces sessions des monstres bien réels et très agressifs.

Drizzt, toujours le meilleur de sa classe, menait le groupe en éclaireur ; maître Hatch’net et dix autres étudiants marchaient derrière lui. Des vingt-cinq que comportait la promotion à l’origine, il ne restait que vingt-deux élèves : l’un avait été renvoyé (puis exécuté) pour avoir vainement tenté d’assassiner un étudiant qui avait un meilleur rang que lui, un autre était mort à l’exercice, un troisième enfin avait connu une mort naturelle dans son châlit, car une dague dans le cœur met tout naturellement fin à la vie.

À peu de distance, Berg’inyon Baenre, le deuxième élève de la classe, tenait lieu d’éclaireur pour un exercice de même nature, suivi de maître Dinin et de l’autre moitié de la promotion.

Jour après jour, Drizzt et les autres s’étaient efforcés de garder leurs sens parfaitement en alerte. Au cours de trois mois de ces patrouilles d’entraînement, le groupe n’avait rencontré qu’un seul monstre, un pêcheur d’Outreterre, une créature vicieuse assez similaire à un crabe. Même cette confrontation s’était révélée décevante et n’avait apporté qu’une brève excitation et aucune expérience pratique, car le pêcheur s’était échappé en passant par de hautes plates-formes sans laisser à la patrouille drow une chance de lui porter le moindre coup.

Ce jour-là, Drizzt avait l’impression que les choses seraient différentes. Peut-être cela provenait-il d’une tension particulière dans le ton de maître Hatch’net ou d’un picotement qui parcourait le roc de la caverne, une vibration subtile indiquant à Drizzt, à un niveau inconscient, la présence d’autres créatures dans le labyrinthe formé par les tunnels. Quoi qu’il en soit, le jeune drow possédait assez d’expérience pour tenir compte de son instinct, et il ne fut en conséquence pas surpris lorsqu’il vit palpiter une éphémère, mais révélatrice, source de chaleur à la périphérie de sa vision, dans une galerie de traverse. Il signa d’un geste au reste de la patrouille de faire halte, puis monta rapidement sur une étroite plate-forme au-dessus du couloir en question.

Lorsque l’intrus déboucha dans le tunnel où se trouvait la patrouille, il se retrouva à terre, le cou entre deux lames de cimeterre croisées. Drizzt relâcha sa prise dès qu’il eut reconnu en sa victime un autre étudiant.

— Que fais-tu ici ? demanda sévèrement maître Hatch’net à l’infortuné. Tu sais bien que seules les patrouilles ont le droit de s’aventurer dans les tunnels hors de Menzoberranzan !

— Je vous demande pardon, maître, répondit l’étudiant d’un ton soumis. Je viens donner l’alerte !

Tous s’approchèrent du nouveau venu, mais Hatch’net les fit reculer d’un regard foudroyant et ordonna à Drizzt de leur faire adopter une formation défensive.

— Une enfant a disparu, poursuivit le messager, une Princesse de la Maison Baenre ! Et on a aperçu des monstres dans le tunnel !

— Quelle sorte de monstres ? demanda Hatch’net. (Un claquement retentissant, semblable au bruit de deux silex qu’on heurterait l’un contre l’autre, répondit à sa question.) Des porte-crocs !

Hatch’net fit signe à Drizzt de le rejoindre. Le jeune guerrier n’avait jamais vu ces créatures, mais il en savait suffisamment sur elles pour comprendre pourquoi maître Hatch’net préférait maintenant se limiter au langage des signes des drows : les porte-crocs utilisaient pour chasser le sens de l’ouïe le plus affûté de toute l’Outreterre. Drizzt relaya très vite aux autres les signaux d’instructions de maître Hatch’net, et tous se tinrent rigoureusement silencieux dans l’attente d’autres ordres. C’était à ce genre de situation que devait les préparer l’entraînement qu’ils avaient suivi ces neuf dernières années ; seules leurs paumes moites contredisaient l’apparence de calme attentif des jeunes drows.

— Les sphères de ténèbres ne déferont pas des porte-crocs, signa Hatch’net à sa troupe. Ni ces objets.

Il montra l’arbalète de poing qu’il tenait, avec son carreau à la pointe empoisonnée, une arme couramment utilisée chez les elfes noirs dès le début d’un engagement. Hatch’net la rangea et dégaina sa fine épée.

— Il vous faut trouver un défaut dans la cuirasse osseuse de ces créatures, rappela-t-il par gestes aux autres, et introduire votre lame dans leur chair.

Il tapa légèrement Drizzt sur l’épaule et ils se mirent en route côte à côte, suivis par les étudiants, en file.

Le claquement se faisait entendre clairement mais, en résonnant contre les murs de pierre des tunnels, il produisait des échos qui troublaient la patrouille. Hatch’net laissa Drizzt choisir le chemin et fut impressionné par la rapidité avec laquelle l’étudiant démêla l’énigme apportée par les sons enchevêtrés. Il progressait d’un pas décidé alors que beaucoup d’autres dans la petite troupe jetaient des regards anxieux autour d’eux, incertains de la distance ou de la provenance du danger.

C’est alors qu’un son se détacha du vacarme confus des claquements produits par les monstres et résonna sans fin entre les murs, figeant tout le monde sur place : le hurlement d’un enfant.

— La Princesse de la Maison Baenre ! signa Hatch’net à Drizzt.

Le maître entreprit d’ordonner par gestes à sa troupe de se mettre en formation de combat, mais Drizzt n’attendit pas les ordres ; à ce cri, un frisson de répulsion lui avait parcouru l’échine et, quand il retentit de nouveau, un feu furieux s’embrasa dans ses yeux lavande.

Il se mit à courir le long du tunnel, laissant le froid métal de son cimeterre lui ouvrir la voie.

Hatch’net organisa la patrouille en formation de poursuite rapide. Il détestait l’idée de risquer de perdre un étudiant aussi doué que Drizzt, mais les bénéfices possibles de son acte téméraire ne lui échappaient pas : si les autres voyaient le premier de leur classe mourir aussi stupidement, ils n’oublieraient pas de sitôt la leçon !

Drizzt prit un virage serré et se rua dans un couloir rectiligne dont les parois très rapprochées étaient à moitié écroulées. Il n’y avait plus d’écho désormais, seulement le claquement affamé des monstres impatients et les cris étouffés de l’enfant.

Ses oreilles exercées entendaient les faibles sons qu’émettait la patrouille derrière lui, et il savait que, s’il pouvait les percevoir, les porte-crocs le pouvaient sûrement aussi. Mais l’urgence de sa mission le faisait avancer, enflammant sa passion. Il suivit une plate-forme qui montait à trois mètres au-dessus du sol, dans l’espoir qu’elle se poursuivrait sur toute la longueur du couloir. Quand enfin il déboucha d’un dernier virage dans la salle où se tenaient les monstres, il put à peine distinguer leur forme dissimulée sous la fraîcheur de leur exosquelette : ces carapaces avaient presque la température de la pierre.

Drizzt réussit à repérer cinq de ces énormes créatures ; deux, appuyées contre la paroi, se tenaient au bout du couloir, en sentinelle, trois autres étaient plus loin, près d’un cul-de-sac renfoncé, et jouaient avec un petit objet hurlant.

Il se contraignit au calme et poursuivit son chemin le long de la plate-forme, utilisant toutes les tactiques de déplacement silencieux qu’il connaissait pour passer les sentinelles. C’est alors qu’il aperçut la petite Princesse, effondrée, qui frémissait faiblement au pied de l’un de ces monstrueux bipèdes. Elle sanglotait, elle était donc vivante. Drizzt ne tenait pas à combattre de front ces horreurs s’il pouvait l’éviter, il espérait pouvoir se faufiler et s’enfuir avec l’enfant.

Mais la patrouille déboucha à ce moment du dernier virage du couloir, et il fut contraint d’agir.

— Des sentinelles ! hurla-t-il pour avertir les autres, ce qui sauva probablement la vie des quatre drows en tête du groupe.

Il reporta très vite son attention sur l’enfant blessée que l’un des porte-crocs s’apprêtait à écraser sous son pied.

La bête faisait bien deux fois la taille de Drizzt et devait peser cinq fois plus que lui. La cuirasse solide de son exosquelette constituait une armure parfaite, à laquelle s’ajoutaient des mains griffues gigantesques et un grand bec puissant. Trois de ces monstres se tenaient entre Drizzt et l’enfant en détresse.

Mais ces détails ne comptaient pas en ce moment terrible, crucial. Les craintes de Drizzt pour la petite victime chassaient celles qu’il aurait pu éprouver devant le danger qu’il courait, lui, un guerrier drow, un combattant entraîné et prêt à l’action, tandis que la Princesse était démunie, sans défense.

Deux des porte-crocs se ruèrent vers la plate-forme. Drizzt n’en demandait pas davantage : il se dressa subitement, bondit par-dessus les deux monstres, déjà en pleine posture de combat, et retomba sur le flanc du troisième. La créature perdit tout intérêt pour l’enfant lorsque les cimeterres de Drizzt se mirent à frapper son bec à coups redoublés et à éprouver son armure faciale, en quête désespérée d’une faille.

Le porte-crocs recula, submergé par la rage de son adversaire et incapable de réagir au rythme effréné des mouvements aveuglants et douloureux de ses lames.

Drizzt savait qu’il avait pris l’avantage sur la créature mais ne doutait pas non plus d’avoir bientôt les deux autres sur le dos. Il poursuivit son action sans faiblir. Il dévala le flanc du monstre et roula plus loin pour bloquer sa retraite, jusqu’entre ses pattes aussi épaisses que des stalagmites. Il parvint à le faire basculer sur le ventre et bondit sur son dos en le harcelant de ses armes.

Le porte-crocs tenta désespérément de riposter, mais sa carapace l’encombrait trop pour qu’il puisse se dégager.

Drizzt savait pertinemment que sa propre situation était encore plus critique. Certes, le combat faisait rage dans le couloir, mais Hatch’net et les autres ne parviendraient sûrement pas à passer le barrage des sentinelles assez vite pour empêcher les deux autres porte-crocs de se ruer inévitablement sur lui. La prudence imposait à Drizzt d’abandonner sa position et de se mettre sur la défensive.

Pourtant les cris atroces de l’enfant firent renoncer Drizzt à toute idée de prudence. La fureur étincelait avec tant d’ardeur dans ses yeux que même un animal aussi stupide que le porte-crocs comprit, en jetant un regard furtif vers son adversaire, que sa vie touchait à sa fin. Drizzt joignit les pointes de ses deux cimeterres de sorte que les lames forment un « V » et les enfonça de toutes ses forces à l’arrière du crâne de la créature. Apercevant une minuscule fissure dans la carapace de la bête, il croisa les gardes de ses armes, en écarta les deux pointes et créa ainsi une ouverture nette dans la cuirasse de l’animal. Il rassembla ensuite brutalement les poignées et plongea ses lames au plus profond, traversant la chair molle jusqu’au cerveau de l’abomination.

C’est alors qu’une grosse griffe traça une ligne sanglante en travers de ses épaules, déchirant son piwafwi au passage. Il plongea en avant et se réceptionna d’une roulade qui amena son dos blessé au contact du mur du fond. Un seul porte-crocs se dirigea vers lui, l’autre ramassa l’enfant.

— Non ! hurla Drizzt, refusant l’évidence.

Il se jeta en avant mais reçut un coup monumental du monstre qui l’attaquait. Impuissant, il vit alors l’autre mettre fin aux cris de la petite drow.

La fureur monta d’un cran dans les yeux de Drizzt. Le porte-crocs le plus proche se rua sur lui avec l’intention de l’écraser contre la paroi de pierre. Drizzt s’en rendit compte, mais n’essaya pas de s’écarter ; il assura au contraire sa prise sur ses cimeterres et les fit pointer horizontalement au-dessus de ses épaules, la garde appuyée contre le mur.

Avec les quatre cents kilos d’inertie que représentait ce monstre, même son armure osseuse ne pouvait l’empêcher d’être transpercé par les lames d’adamantium. Il projeta Drizzt contre la paroi, mais s’empala dans le même mouvement au niveau du ventre.

La créature bondit en arrière, essayant de se dégager, mais elle ne pouvait échapper à la rage de Drizzt Do’Urden. Le jeune drow remua sauvagement les lames plongées dans le corps du monstre, puis, aiguillonné par sa colère, il s’écarta du mur et fit basculer en arrière l’énorme bête.

Deux des ennemis de Drizzt étaient morts, et l’une des sentinelles abattue, mais le guerrier ne ressentait aucun soulagement. Le troisième porte-crocs le toisait de toute sa hauteur tandis que Drizzt s’efforçait de libérer ses lames du corps de la créature qu’il venait de tuer. Il n’avait aucun moyen de lui échapper.

C’est alors que la deuxième patrouille arriva ; Dinin et Berg’inyon se ruèrent dans le cul-de-sac au fond en suivant la plate-forme que Drizzt avait prise. Le porte-crocs se détourna de Drizzt lorsque les deux combattants aguerris se jetèrent sur lui.

Drizzt ne tint pas compte de la douleur qu’il ressentait dans le dos et dans ses côtes probablement fêlées. Il respirait par grands à-coups pénibles, mais il ne s’en souciait pas davantage. Il réussit à dégager l’une de ses lames et chargea le monstre par-derrière. Pris entre trois drows expérimentés, le porte-crocs fut abattu en quelques secondes.

Le couloir enfin libre, le reste des étudiants se précipita vers le cul-de-sac. Un seul était tombé au cours du combat contre les sentinelles monstrueuses.

— Une Princesse de la Maison Barrison Del’Armgo, annonça l’un des membres de la patrouille de Dinin en regardant le corps de l’enfant.

— On nous avait dit de la Maison Baenre, dit un autre, du groupe d’Hatch’net.

La divergence n’échappa pas à Drizzt.

Berg’inyon se précipita pour voir si la victime était vraiment sa jeune sœur.

— Pas de ma Maison ! annonça-t-il d’un ton manifestement soulagé après une inspection rapide. (Il eut même un rire quand un examen plus poussé révéla davantage de détails :) Pas même une Princesse ! ajouta-t-il.

Drizzt observait tout cela, intrigué, remarquant avant tout l’insensibilité de ses compagnons.

Un autre étudiant confirma les propos de Berg’inyon.

— C’est un mâle ! lâcha-t-il. Mais de quelle Maison ?

Maître Hatch’net s’approcha du petit cadavre et tendit la main pour attraper sa bourse-collier. Il en vida le contenu et trouva l’emblème d’une Maison mineure.

— Un enfant abandonné, dit-il en riant à ses étudiants. (Il jeta la bourse vide par terre et empocha les objets qu’elle avait contenus.) Aucune importance !

— Beau combat, s’empressa d’ajouter Dinin, avec une seule perte. Vous pouvez retourner à Menzoberranzan fiers du travail que vous avez accompli aujourd’hui.

Drizzt entrechoqua ses lames l’une contre l’autre en un signe retentissant de protestation.

Maître Hatch’net l’ignora.

— Mettez-vous en position, demi-tour, ordonna-t-il aux autres. Vous vous êtes tous bien battus aujourd’hui. (Mais il jeta alors un regard assassin à Drizzt, tuant dans l’œuf toute action que l’étudiant mécontent aurait pu entreprendre.) Sauf toi ! s’exclama-t-il à l’adresse du jeune Do’Urden. Certes, tu as abattu deux de ces bêtes et as aidé à en tuer une troisième, mais, ajouta-t-il d’un ton sévère, tu nous as tous mis en danger avec ta sotte témérité !

— J’ai averti, pour les sentinelles, balbutia Drizzt.

— On se fiche de ton avertissement ! cria le maître. Tu as foncé sans attendre les ordres ! Tu as ignoré le protocole admis pour engager le combat et nous as menés ici aveuglément ! Regarde donc le corps de ton camarade ! poursuivit Hatch’net en désignant le cadavre de l’étudiant à la sortie du couloir. Son sang souille tes mains !

— Mais je voulais sauver l’enfant ! se défendit Drizzt.

— Comme nous tous !

Drizzt n’en était pas si sûr. Que faisait un enfant de cet âge tout seul dans ces couloirs ? Et cela tombait un peu trop bien qu’un groupe de porte-crocs, qu’on croisait rarement dans la région, se soit trouvé dans les environs, procurant ainsi un excellent exercice à cette « patrouille d’entraînement » ! Vraiment trop bien, se dit Drizzt, surtout si l’on considérait que les couloirs tout autour de la cité, bien plus éloignés que celui-ci, fourmillaient de véritables patrouilles constituées de guerriers expérimentés, de mages, et même de prêtresses.

— Vous saviez ce que nous allions trouver après ce virage, déclara Drizzt d’un ton neutre en jetant un regard soupçonneux au maître.

Le plat d’une lame frappa la blessure dans son dos et il eut un sursaut de douleur qui faillit lui faire perdre l’équilibre. Il se retourna et vit Dinin qui le regardait, l’air furieux.

— Évite de laisser des paroles aussi stupides t’échapper, l’avertit son frère dans un murmure âpre, sinon je te couperai moi-même la langue !

 

**

 

— Cet enfant était un appât, insista Drizzt lorsqu’il se retrouva seul avec Dinin, dans les quartiers de son frère. (Pour toute réponse Dinin lui assena un coup de poing en plein visage.) On l’a sacrifié pour nous permettre de nous entraîner ! gronda obstinément Drizzt. (Dinin leva une deuxième fois la main, mais Drizzt bloqua le coup.) Tu sais que je dis vrai, affirma-t-il. Tu le sais depuis le début.

— Reste donc à ta place, Second Fils, répondit Dinin d’un ton ouvertement menaçant, à l’Académie comme dans ta famille !

Il voulut s’écarter de son frère.

— Aux Neuf Enfers, l’Académie ! lui cracha Drizzt en plein visage. Et si la famille n’est pas différente… (Drizzt s’interrompit ; Dinin avait dégainé son épée et sa dague courte. Le plus jeune Do’Urden bondit en arrière, ses deux cimeterres déjà prêts à trancher.) Je ne tiens pas à me battre contre toi, mon frère, précisa-t-il. Mais sache bien que, si tu m’attaques, je me défendrai. Et un seul d’entre nous sortira d’ici vivant.

Dinin prit le temps de la réflexion. S’il attaquait et vainquait Drizzt, son statut au sein de la famille ne serait plus menacé. Personne, et certainement pas Matrone Malice, ne contesterait son droit à châtier l’impertinence d’un jeune frère. Mais Dinin avait vu ce que valait Drizzt au combat. Abattre à lui seul deux porte-crocs ! Même Zaknafein aurait eu du mal à accomplir pareil fait d’armes. D’un autre côté, le Premier Fils se rendait bien compte que s’il n’allait pas au bout de ses menaces, s’il laissait Drizzt lui faire perdre la face, il pourrait donner à ce dernier une assurance malvenue dans de futurs conflits, voire appeler sur sa tête la trahison qu’il craignait depuis toujours de sa part.

— Que se passe-t-il ici ? intervint une voix depuis le seuil.

Les deux frères se retournèrent et virent leur sœur Vierna, maîtresse d’Arach-Tinilith.

— Rengainez vos armes ! les morigéna-t-elle sèchement. La Maison Do’Urden ne peut pas se permettre ce genre de luttes intestines en ce moment ! (Dinin était libéré de son dilemme ; il obéit volontiers, et Drizzt fit de même.) Vous avez de la chance, reprit Vierna, car je ne parlerai pas à Matrone Malice de votre stupidité. Je peux vous assurer qu’elle l’aurait considérée sans indulgence !

— Qu’est-ce qui vous amène à Melee-Magthere sans vous faire annoncer ? demanda le Premier Fils, intrigué par l’attitude de sa sœur.

Lui aussi était maître de l’Académie, après tout, et avait droit à un minimum de respect, même s’il n’était qu’un mâle.

Vierna jeta un rapide coup d’œil dans le couloir, puis entra et ferma la porte derrière elle.

— Je suis venue avertir mes frères, expliqua-t-elle d’un ton calme. Il y a des rumeurs de vengeance contre notre Maison.

— De quelle famille ? voulut savoir Dinin. (Drizzt resta simplement planté là, perplexe et silencieux, et laissa les deux autres débattre.) À quel propos ?

— À cause de l’élimination de la Maison DeVir, je suppose, répondit Vierna. Je ne sais pas grand-chose ; les rumeurs restent très vagues. Mais je voulais vous avertir tous les deux, pour que vous soyez particulièrement sur vos gardes au cours des mois à venir.

— La Maison DeVir est tombée depuis bien des années, remarqua Dinin. Quel châtiment pourrions-nous encourir ?

Vierna haussa les épaules.

— Ce ne sont que des rumeurs, répéta-t-elle, mais qui méritent notre attention !

— Aurions-nous été faussement accusés ? intervint enfin Drizzt. Sûrement notre famille pourrait confondre le calomniateur !

Vierna et Dinin échangèrent un sourire.

— Une calomnie ? dit Vierna en riant.

Drizzt parut encore plus perplexe.

— La nuit même de ta naissance, expliqua Dinin, l’existence de la Maison DeVir a pris fin. Une attaque irréprochable, merci bien.

— Quoi, la Maison Do’Urden ? hoqueta Drizzt, refusant d’accepter cette nouvelle stupéfiante pour lui.

Il avait naturellement entendu parler de tels raids, mais avait espéré que sa propre famille ne s’abaissait pas à ces actes criminels.

— L’une des éliminations les mieux exécutées de toute l’histoire, se rengorgea Vierna. Aucun survivant pour servir de témoin.

— Vous… notre famille… en a massacré une autre ?

— Surveille tes propos, Second Fils, l’avertit Dinin. L’action a été impeccablement exécutée. Pour Menzoberranzan, donc, c’est comme si cela ne s’était jamais produit.

— Mais l’existence de la Maison DeVir a pris fin, insista Drizzt.

— Jusqu’au dernier de ses enfants ! s’exclama Dinin en riant.

Un millier d’idées sinistres assaillaient Drizzt dans ce moment terrible, un millier de questions pressantes exigeaient une réponse. L’une, notamment, s’imposait à lui, lui gonflait la gorge comme une louche de bile.

— Où se trouvait Zaknafein cette nuit-là ? demanda-t-il enfin.

— Dans la chapelle de la Maison DeVir, bien sûr, lui apprit Vierna. Zaknafein sait tenir son rôle à merveille dans ces cas-là !

Drizzt se sentait chanceler ; il avait du mal à croire ce qu’il entendait. Il savait que Zak avait déjà tué des drows, des prêtresses de Lolth, mais il était parti du principe que le maître d’armes n’avait jamais agi ainsi que par nécessité, pour sauver sa vie.

— Tu devrais manifester davantage de respect à ton frère, reprocha Vierna à Drizzt. Oser dégainer tes armes devant celui à qui tu dois la vie !

— Ah, vous savez ? gloussa Dinin en jetant un regard bizarre à Vierna.

— Toi et moi étions liés ce soir-là, lui rappela Vierna. Bien sûr que je sais.

— Mais de quoi parlez-vous ? demanda Drizzt.

Il craignait déjà d’entendre la réponse.

— Tu aurais été le troisième enfant mâle de la famille, expliqua Vierna. Le troisième fils vivant.

— Oui, j’ai entendu parler de mon frère Nal…

La gorge de Drizzt se serra en prononçant le nom de son frère ; il commençait à comprendre. Jusqu’à maintenant, on lui avait simplement dit que Nalfein avait été tué par un autre drow.

— Tu apprendras au cours de tes études à Arach-Tinilith qu’on sacrifie généralement le troisième fils vivant à Lolth, poursuivit Vierna. C’était là le sort qui t’attendait. Mais, la nuit de ta naissance, celle où la Maison Do’Urden a mis à bas la Maison DeVir, Dinin s’est élevé à la position de Premier Fils. (Vierna jeta un regard malicieux à Dinin, qui se tenait les bras fièrement croisés sur la poitrine.) Je peux en parler, maintenant, lui dit-elle en souriant. (Dinin hocha la tête.) Cela s’est produit il y a trop longtemps pour que tu risques d’être châtié.

— Enfin, de quoi parlez-vous ? voulut savoir Drizzt. (Il sentait la panique l’envahir.) Qu’a fait Dinin ?

— Il a plongé son épée dans le dos de Nalfein, lui annonça calmement Vierna. (Drizzt se sentait au bord de la nausée. Un sacrifice, un meurtre ? L’élimination de toute une famille, jusqu’aux enfants ? Que racontaient son frère et sa sœur ?) Alors fais preuve de respect envers ton frère, exigea Vierna, tu lui dois la vie ! (Puis, s’adressant aux deux mâles :) Je vous avertis, dit-elle d’un ton caressant démenti par un regard venimeux qui bouleversa Drizzt et fit basculer Dinin de son piédestal d’arrogance, la Maison Do’Urden pourrait bien être sur le point d’entrer en guerre. Si l’un d’entre vous s’amuse à frapper l’autre, il attirera sur son âme misérable la fureur de toutes ses sœurs et de Matrone Malice – quatre hautes prêtresses !

Certaine d’avoir menacé ses frères avec suffisamment de conviction, Vierna se détourna et sortit.

— Je m’en vais, chuchota Drizzt qui ne voulait plus pour l’instant que trouver un coin sombre pour s’y morfondre.

— Tu partiras quand je te le dirai ! gronda Dinin. Reste à ta place, Drizzt Do’Urden, à l’Académie comme dans ta famille.

— Comme toi tu es resté à ta place vis-à-vis de Nalfein ?

— La bataille contre la Maison DeVir était déjà gagnée, répondit Dinin sans relever l’insolence de son frère. Je n’ai fait courir aucun danger à notre Maison. (Une autre vague de dégoût parcourut Drizzt. Il avait l’impression que le sol s’ouvrait pour l’engloutir, et il espérait presque que tel serait le cas.) Nous vivons dans un monde dur, ajouta Dinin.

— Parce que nous le rendons ainsi ! répliqua Drizzt.

Il aurait voulu aller plus loin, remettre en cause la Reine Araignée et cette religion immorale qui accordait sa bénédiction à des actes aussi ignobles et destructeurs. Mais il eut la sagesse de tenir sa langue.

Il comprenait à présent que Dinin l’aurait volontiers vu mort, et aussi qu’il saisirait toute occasion que Drizzt aurait la sottise de lui offrir pour diriger contre lui la haine des femmes de la famille.

— Il te faudra bien apprendre à accepter la réalité du monde où tu vis, reprit Dinin d’un ton toujours égal. Tu dois savoir reconnaître tes ennemis et les vaincre.

— Par tous les moyens disponibles, conclut Drizzt.

— Voilà ce qui s’appelle parler en guerrier ! répondit Dinin en éclatant d’un rire méchant.

— Nos ennemis seraient-ils des drows ?

— Nous, guerriers drows, faisons ce qu’il faut pour survivre ! déclara Dinin d’un ton inflexible.

— Comme tu as fait la nuit de ma naissance, remarqua Drizzt, sans plus aucune trace d’indignation dans sa voix résignée. Tu as su par ton habileté échapper au châtiment.

La réponse de Dinin ne surprit pas Drizzt, mais le blessa pourtant profondément :

— Cela n’est jamais arrivé.

Terre Natale
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